C’est décidé, les 3 premiers mois de l’année se passeront ailleurs, histoire pour une fois de se fondre dans le décor d’un quelque part inconnu, d’y dissoudre son ombre, d’en être plutôt que de seulement le traverser, d’effectuer un voyage en toute sédentarité.

Tanger est la ville choisie pas tout à fait au hasard mais presque, un autre lieu que chez soi où se poser en vrai comme si, le temps au moins d’y prendre des habitudes, de rendre quotidiennes, si ce n’est banales, les images plantureuses créées et entretenues par d’illustres peintres et écrivains* en quête d’orientalismes. Une ville aux confins de deux continents, pas encore en Afrique mais déjà plus en Europe, un lieu de passage ouvert à tous les horizons ou un bout du bout, une escale forcée, un cul-de-sac au fond duquel s’achoppent de tristes tentatives migratoires. Un port oublié alors qu’il est l’antithèse du point Némo, un rivage au bord du chas où défilent les cargos indifférents qu’est le détroit de Gibraltar, un vieux bijou que négligent les touristes, particulièrement en cette une saison. C’est bien là.

L’intention est de traîner aux cafés sans autres âges que leur légende fanée et de laisser s’installer le temps de la connivence.

Il pleut. Pas tout le temps mais quand-même. Des averses chargées entrecoupées d’embellies lourdes. Tous les murs de la médina, aussi indestructibles que délabrés, suintent, rongés par l’humidité qui s’insinue jusqu’à la moelle, et même la voix des muezzins est mouillée. Et puis il fait beau et les couleurs claquent et sèchent les os transis et la voix des minarets porte loin. Tanger affirme d’entrée ses alternances.

Tanger - Café BabaTanger - Médina

Ce premier mois est encore celui du tourisme, de la visite, de la curiosité avide et de la recherche de nouveaux repères. Dix jours et beaucoup de sorties à repasser par les mêmes lacis pour les envisager différemment ont été nécessaires pour ne plus s’égarer dans le dédale ondoyant des souks, y trouver ses marques, payer ses consommations au juste prix, et une semaine encore pour choisir ses terrains et commerçants de prédilection. Commencer (notoirement à tort) à se sentir chez soi.

Le secret des habitats intimistes, retranchés derrière des façades percées de rares et chiches ouvertures sur l’extérieur contraste avec les débordements des places publiques et populaires. Ce qu’il reste des remparts dissimule l’étendue polymorphe d’une ville toute d’ajouts, sans finitude, hors champ. Les ruelles étroites, sinueuses et étouffées contredisent aussi bien le vent des hauteurs de la casbah que les vues du front de mer et les perspectives des boulevards des quartiers de Marschan, M’sallah, Iberia. Il reste tout à découvrir.

Tanger - RempartTanger - Médina

Les troquets où, souvent au milieu des fumeurs de kif, il fait bon siroter longuement de nombreux thés à la menthe, ne trahissent pas leurs mythes; les terrasses de tout acabit, vue sur cours, mers ou citadelle sont des belvédères idéaux pour se laisser bercer par les accents du darija** et s’imprégner de toutes les atmosphères fluctuantes, des usages et routines des familiers.

Et le « salam ‘alaykoum » du serveur, les clients, le vendeur de clopes à l’unité, le cireur ambulant, l’échoppe d’alimentation générale, les mendiants, les femmes discrètes, les livreurs en moto triporteur, les « guides » en mal de chalands, les subsahariens en « transit », les gamins qui tout en s’engueulant jettent inlassablement au sol leurs toupies oignon, les chats qui quémandent, les (é)raillements des goélands, … sont autant de témoins cordiaux et peut être reconnaissants du désormais vivre ici.

Tanger - Terrasse Des ParesseuxTanger - Rue De La KasbahTanger - Bab Bhar

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* Tanger s’enorgueillit d’avoir hébergé souvent ou longtemps et marqué leur vision du monde d’entre autres Eugène Delacroix, Henri Matisse, William S. Burroughs, Jean Genet, Samuel Beckett, …
** Dialecte arabe parlé marocain.