Etre « chez soi » à Tanger et donc y recevoir du monde qui passe, c’est rappeler que le Maghreb n’est que de l’autre côté de la Méditerranée, que le Maroc est une monarchie constitutionnelle en pays arabe et que la place de la religion y est importante, … C’est aussi, en faisant le guide, faire la part entre ce qui s’imagine, ce qui se montre, ce qui se voit, ce qui est vu et ce qui se vit.

Le temps d’un weekend, même long, laisse à peine le loisir d’émerger de la ville compacte traditionnelle pour affleurer l’urbain diffus moderniste. Les visiteurs repartent enchantés mais mystifiés… et même après 3 mois sur place, force est de constater que le substrat du lieu échappe encore grandement à l’entendement.

Tanger - Four traditionnel communautaireTanger - Cireur De ChaussuresTanger - Rue d'Italie : Marchand de fruitsTanger - Marché du jeudi

Car par la volonté de sa majesté le roi, Tanger est en pleine mutation et « s’étend, et s’enfle, et se travaille »* et voudrait vendre aussi le rêve d’une vie meilleure. Toutes les installations de l’ancien port de pêche, parait-il si pittoresque, ont été démantelées. Dans la médina, les bazars et marchands remplacent peu à peu les artisans et la créativité se dilue dans le commerce. A la mort des anciennes générations, les jeunes vendent la maison familiale où tous vivaient à des européens qui les restaurent couleurs claires, tadelak, matières brutes et artisanat plus ou moins traditionnel. Les hauts de la casbah s’embourgeoisent, le front de mer s’hérisse de buildings et de clubs, des entreprises offshore fleurissent, une nouvelle dynamique s’installe. En ce sens la ville ne travestit pas le chambard de sa réputation légendaire.

Les harragas – qui se foutent de l’exotisme mélancolique du lieu – continuent inlassablement et dans des conditions de plus en plus marginalisées, de considérer la lancinante question de la migration outre-méditerranéenne. Aux portes de Tanger, où tout se paye encore cash, l’appel du large et de l’avenir se hume à chaque coin de rue jusque parfois dans les snifs de colle.

Hiver à Tanger - Corniche au réveilTanger - Parc éolien KhalladiTanger - Bling Bling Luxury ClubVilla welcome, ancienne manufacture des tabacs (Dox Monopolio)

Tout un hiver à Tanger, c’est trop pour n’être que charmé par les images de cartes postales délavées, le typique suranné, les couleurs locales, le bagout et le cosmopolitisme surfait. Tout un hiver à Tanger, c’est à peine suffisant pour lever les voiles énigmatiques de ses histoires et mythes perpétués ad libitum, mais ce n’est pas assez pour débusquer les réalités qui se cachent derrière ces clichés pimpants.

L’observation du ballet des qui vaquent à leurs occupations ou leur désœuvrement, les scènes, quelquefois crues, du quotidien des rues et venelles, les échanges désintéressés ou non avec les voisins de table au grès des thés à la menthe ne témoignent que de parcelles d’un soit-disant art de vivre chérifien assurément plutôt instable pour l’essentiel de la population. La « renaissance » de la ville qui se doit surtout désormais d’absorber plus d’un million d’âmes, dont certaines damnées, est chaotique et son renouveau culturel annoncé reste encore en devenir.

Pourtant une séduction indéfinissable se dégage de ces imbrications de mondes parallèles, de ces tolérances sélectives. Ce brassage hétéroclite, mâtiné d’une espèce d’Espéranto résiduel hérité d’un passé international, crée un climat unique en un genre advienne que pourra. Quand on a les moyens de n’y pas avoir de soucis, c’est facile d’aimer Tanger (parait-il autant que de la détester) jusque dans ses ambivalences et problèmes, et de s’émouvoir de son manque d’assurance et de certitudes.

A l’heure du départ, au moment de se quitter, les vœux de revoyure à bientôt sont teintés de rêveries chimériques, d’envies, d’éventualités de peut-être un jour, …

Tanger - Oeuvre Mouad Aboulhana

Oeuvre de Mouad Aboulhana, artiste tangérois, à partir d’une photo non attribuée datant des années 50.

« Tanger est vraiment le pouls du monde, comme un rêve s’étendant du passé au futur, une frontière entre rêve et réalité remettant en question la « réalité » de l’un comme de l’autre. Ici personne qui soit ce dont il a l’air. »
William Burroughs, 1954

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* « La Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le bœuf » – Jean de La Fontaine – Les Fables