L’aéroport international El Alto de La Paz est un des (si ce n’est le) plus haut du monde (4 061 m). Il est 5 heure du matin et le pied à peine posé sur le tarmac, l’altitude provoque une agréable ivresse ouatée, un léger bourdonnement; du sommet d’une ville saturée, accrochée à une montagne qu’il faut dévaler, en bus Dodge bariolé, du haut plateau défavorisé jusqu’à son centre à peine plus fortuné, au milieu d’une foule matinale fièrement autochtone, la descente est une plongée en immersion andines, scaphandre compris.
L’homme-grenouille y nage en pleine uchronie: cette ville n’existe que par un concours de conquêtes espagnoles et pourrait faire croire qu’elle est préservée des dominations du monde depuis. Les couleurs hispaniques des façades, les ferronnerie des balcons coloniaux, les jupes moirées (« pollera ») et chapeaux ronds des cholitas participent à la mise en abîmes.
La vallée accommode les amplitudes : glaciale au chant du coq, fournaise à midi qui cherche quatorze heures, populeuse et impassible, si assourdissante qu’elle en parait feutrée, à la fois pimpante et grise, les croyances populaires ancestrales (le marché des sorcières est un univers de superstitions) y côtoient des slogans politiques violents. La pauvreté endémique résiste à coups d’expédients baroques: c’est un royaume de petits métiers improbables, de détaillants bizarroïdes, de micro-commerces saugrenus, déployés à tous les coins de trottoirs forcément inclinés; tout y est de guingois, curieux à force de travers, avenant, cruellement pittoresque.
Là haut, au dessus des bidonvilles, il y a un Che Guevara conquérant qui surplombe, militant, cet entrelacs urbain, arachnéen, et en contrebas, au sud, après la traversée, tout en bas, des quartiers plus cossus, cette vallée dite de la lune, un désert de stalagmites d’argile fragile, un confetti presque inhabité, un ajour dans la toile. Toute cette ville est un vertige entêtant, un déséquilibre aussi affolant qu’attirant.
Wahou… De qui attraper le vertige !