Dakar à fond

Cette arrivée à Dakar commence mal : la nouvelle gare routière (Beaux Maraichers), certes moins déliquescente et à priori mieux organisée que l’ancienne Pompiers, a été excentrée à Pikine mais il en coûte du coup plus cher de rejoindre le Plateau en taxi (pourtant âprement négocié) que de venir de Saint-Louis en 7 places.

Différentes pensées s’entrechoquent : heureusement qu’une capitale bouge et évolue, pour le meilleur comme pour le pire, mais qu’en est-il advenu de la pagaille cosmopolite africaine, où sont les bana-bana? Était-ce une bonne idée de vouloir ravauder des souvenirs poétisés par le temps ? N’est-ce pas absurde, ou se prendre pour Ulysse sachant que Pénélope ne l’aurait pas attendu, de s’en revenir dans la ville de sa lointaine adolescence, sans avoir pris en compte qu’elle ne se ressemblerait plus vraiment dans bien des endroits ?

Heureusement (ou pas), les increvables cars rapides bariolés (les « S’en fout la mort » – et tant qu’à faire autant y aller dans un feu d’artifice de couleurs), avec à l’arrière sur le marchepied leurs apprentis gueulards, continuent de sillonner les artères de ce grand corps urbain malgré les menaces fréquentes de leur relégation. Ils participent aussi dangereusement que joyeusement au patrimoine culturel du lieu1, à son âme frondeuse; avoir quasi le même age que cette vénérable institution autochtone est un clin d’œil qui ne manque pas d’humour.

Les embouteillages monstres et pollués dès la sortie de la station sont rassurants et plus réjouissants qu’une garden-party, ils ressemblent à une interminable embrassade de bienvenue (dont les marchands ambulants ne sont pas absents). Une fois enfin à bon port, le jus de Bissap2 éclusé au pied du marché Kermel est un nectar propice aux flash-back, aux remembrances amusés des promesses de jeunesse, à ce que la vie aurait été si elles avaient été tenues, à l’uchronie.

Dakar - Car RapideDakar - Marché Kermel
Dakar - Corniche

Dakar à pattes

Histoire de faire comme si la place était inconnue, le premier jour fut dédié à la visite touristique des nouveaux ouvrages mémoriels qui n’existaient pas de ce temps là (« du temps du socialisme africain » s’amusa un habitant sarcastique qui de son coin de trottoir avait proposé de papoter autour de la théière). Face à l’Atlantique, les controversés « Porte du 3ème millénaire » d’abord, puis « Monument de la renaissance africaine » (qui rappelle furieusement « L’Ouvrier et la Kolkhozienne » russes) orgueilleusement posé sur la mamelle libre en regard du phare qui occupe depuis fort longtemps l’autre sein, sont supposés être, tout en modestie et demi-mesure contemporaine, les emblèmes imposants « de l’ouverture du continent au reste du monde »3 et d’un pays en marche vers l’avenir. Pour aller de l’une à l’autre, la route de la corniche est (devenue) une 4 voies creusée de tunnels et, coté littoral, bordée de complexes autant hôteliers que du homard. Dakar n’en a pas fini de faire sa mue (et s’est orné là d’un centre commercial hyper moderne épuré marbré climatisé franchisé occidental).

Les sénégalais eux sont restés les mêmes, ouverts, roublards, ineffables, inoxydables face à l’accélération du temps.

Dakar - Porte du Troisième millénaireDakar - Monument de la Renaissance Africaine

Dakar tonne

Pourtant l’intérêt de la ville n’est pas dans ces bizarreries architecturales symptomatiques surfaites mais plutôt dans ses réalités quotidiennes (celles imphotographiable, qui rebutent et font fuir les touristes); les avoir côtoyés, même si c’était il y a longtemps, les avoir apprivoisées, en maîtriser encore suffisamment les codes pour ne pas s’en effrayer et baragouiner avec le ton voulu les indispensables du wolof (Non, Merci, C’est combien, C’est trop cher, J’ai déjà donné, A la prochaine 4) sont un atout confortable pour déambuler les jours suivants dans cet enchevêtrement inénarrable, cette jungle qui vibrionne.

  • Place de l’indépendance, le cinéma « Le Paris », où il fallait se rendre en doudoune sur maillot de bain pour cause d’air conditionné capricieux, a disparu, remplacé par rien.
  • Le bâtiment du marché Sandaga, temple de l’informel où se trouve tout ce qui peut se vendre et s’acheter, haut lieu de (longs) marchandages, poumon de la ville, a été ravagé par un un incendie fin 2013 un lendemain de Tabaski, sans que la réhabilitation prévue avant même ce drame n’ai jamais été ne serait-ce qu’esquissée. Pourtant ce souk respire encore et expectore avec tapage. Comme à Colobane (marché de seconde main à l’époque dit à juste titre « marché-aux-voleurs ») les « cantines »  et les  étals de n’importe quoi dégueulent sur les avenues marchandises, rabatteurs collants et enfants talibés mourides.
  • La « cour des maures », rebaptisée « cour des orfèvres » depuis le conflit sénégalo-mauritanien de 1989 qui a violemment chassé et rapatrié les bijoutiers sarrasins de l’endroit, n’a rien perdu de son intimité cachée.
  • Le Canal 4, malgré les mêmes promesses politiques répétées depuis des décennies, est toujours un cloaque à ciel ouvert, une bombe écologique qui lézarde la ville sur 2,5 km. Puant en cette saison sèche, il dégorgera nauséabond à l’hivernage, et répugnant se déversera derechef, comme sempiternellement, dans la mer où il débouche. Installés à ses abords à la Gueule Tapée, les déballages de meubles des menuisiers sont restés dans la place plus fantaisistes qu’un salon témoin Ikéa.

Après tant d’années c’est stupéfiant d’avoir conservé un GPS dans la mémoire, de recouvrer sans peine des repères, des envies, des libertés, de parcourir et redécouvrir en toute connaissance de cause cet infernal capharnaüm emblématique, d’en être ému, épaté, éberlué, déconcerté, interloqué, atterré, émerveillé, baba …et de retomber en amour, malgré tous ses défauts, avec cette ville aussi attachante que pénible.

Dakar _ Taxis jaunesDakar - Marché SandagaDakar - Enfant talibéDakar - Place de l'indépendance

Dakar touche

En fin de journée, le retour de la pêche traditionnelle sur la plage de Soumbedioune, pittoresque en diable, clôture cette vadrouille de souvenirs. Selon une chorégraphie séculaire les pirogues vivement colorées arrivent à l’horizon de la baie et accostent à même le sable où une flopée de jeunes garçons sentinelles se précipitent qui pour décharger la cargaison qui pour remonter le bateau en haut de la plage. Immédiatement les mareyeuses s’emparent des poissons, poulpes, coquillages ou crustacés et rincent, trient, écaillent, travaillent du couteau et vendent directement frais au sol ou sur table aux acheteurs au rendez-vous ou de passage. Le reste sera mis en glace ou salé, séché, braisé, fumé, … et partira alimenter les marchés, les restaurants et les bols de thiéboudiène de la presqu’île.

C’est reposant ce déjà-vu, ces effluves odorantes, ce coin du monde, ce lieu d’échanges qui palpite, cette joie indicible, intime et personnelle, de se sentir chez soi au bord d’un ailleurs familier, d’être marabouté, avec des bouts de ficelles.

Dakar - Retour de la pêche à SoumbediouneDakar - Marché aux poissons de SoumbediouneDakar - Marché aux poissons de Soumbedioune

Dakar casse

Pour info bis (heureusement découverte au petit déjeuner du jour de départ mais qui a nécessité un changement de programme au dernier moment) le nouvel aéroport Blaise Diagne ouvert en décembre 2017 en remplacement de Léopold Sédar Senghor a lui aussi été déporté au milieu de nulle part vers Diass à 50km au sud de la ville (pour se rapprocher des stations balnéaires touristiques de Saly et de la petite côte ?). Il n’est donc plus possible de paresser vers N’gor ou les Almadies (du coup manquées) avant d’aller tranquillement prendre son avion.
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1 Un exemplaire (aux invocations en français) est exposé au musée de l’homme
2 Infusion à base de fleurs d’hibiscus
3 Abdoulaye Wade, président du Sénégal de 2000 à 2012 et initiateur de ce projet
4  Non = Dedeet
Merci = Dieureudieuf
C’est combien = Niata la
C’est trop cher = Bare na
J’ai déjà donné = (Sarax bi) egg na
A la prochaine = Ba beneen yoon