Mai 2015 – De quelque part, de quart, entre Bonifacio (Corse) & Hammamet (Tunisie) en mer Tyrrhénienne

Être en pleine mer, naviguer d’un ancrage à un autre, c’est déjà tout un poème, et un peu se prendre pour Jésus marchant sur les eaux aussi. La nuit en mer c’est pire : en ces heures entre crépuscule et aube, l’océan est comme plus salé, plus poisseux, plus astronomique, chaque instant est épique et Dieu dans tout ça…; c’est de l’outre-mer insondable, tout disparaît, se décolore, il n’y a plus rien à voir que l’obscurité d’acier et la surface ténébreuse, brute et sans fond d’un abysse opaque.

La Mer La Nuit

Pendant que le radar nyctalope se charge d’identifier les périls métalliques, ne reste à celui/celle désigné(e) de quart qu’à fouiller l’épaisseur de la suie nocturne, surveiller la densité des noirs, conjecturer la prévision du temps fuligineux, mal évaluer les distances carbonées et subodorer l’horizon. C’est un voyage au jugé où le chemin parcouru n’existe que pointé sur une carte délavée; à l’avant l’étrave érafle à peine les ondes contraires, elles écument et clapotent le long de la coque et se suturent à l’arrière en un sillage phosphorescent qui défile indéfiniment, tout l’autour se dilue dans une encre sombre, sourde et lourde. Il fait frais forcément, même si ce n’est pas vrai.

Singularité gravitationnelle* redoutant la collision, l’équipier de veille, aveugle sous les étoiles mates, seul, aux aguets, gamberge. A l’écoute de chaque borborygme du navire, il entend le silence qui résonne, et il le sépare du vent apparent et du chant des sirènes. Son esprit ricoche, ballotté de vagues à lames, flotte et dérive et se prépare à tous les échouages; tout et surtout n’importe quoi remonte à la surface de ses pensées, aussi entre deux eaux que les objets flottants non identifiés qu’il redoute, aussi vaporeux que le panache volcanique d’une éruption sous-marine.

La mer la nuit c’est un magma fertile pour des songeries liquides nourries aux fruits secs.

* point au centre d’un trou noir