Le Caire ne rime riche qu’avec de rares mots qui tous lui vont bien : apothicaire, bibliothécaire, calcaire, hypothécaire, moustiquaire, précaire, urticaire, et même disquaire. Une ville immense, si expressive, intraduisible, que seul son nom est d’équerre, …tout le reste est à contre-pied forcément égyptien.

Au mois d’août l’air est solide dès l’aube, à croire que les muezzins désynchronisés essayent de s’en couper un morceau à coups de sonos éraillées. C’est le signal de départ d’un vacarme urbain klaxonnant qui ne faiblira plus jusqu’à très tard dans la nuit toujours vibrante. Les rues vrombissent stridentes, semblables en trafic, agitation et décibels à une ruche qui à défaut d’être totalement désorganisée serait complètement secouée dans un tourbillon de sable abrasif.

Malgré l’impression épuisante d’étuve sèche, nulle part n’est jamais dormant, ni même guère somnolent, et les bords du Nil tumultueux n’offrent qu’à peine un semblant de répit. Dans cette capitale où sont désormais proscrites toute protestation, chacun des 22 millions d’habitants participe, même immobiles comme les très nombreux uniformes armés, au tohu-bohu incessant, à l’encombrement, au capharnaüm apparent, à un mouvement de fond continuel, lancinant, rebelle lui à tout étouffement par un quelconque régime.

Le Caire - Avenue RamsesLe Caire - La cour d'appel
Vieux Caire copteLe Caire - souk des khayameya

Le quotidien cairote c’est des taxis blancs ou noir erratiques qui ne connaissent pas la notion d’adresse ni ne savent lire un plan (qui de toutes façons est erroné), des 2 roues familiaux customisés qui se baladent sans casque ni rétroviseurs ni phares opérationnels, des tuk-tuk qui se faufilent, des bus et minibus qui se dirigent on ne sait où, des livreurs de tout et n’importe quoi qui slaloment à vélo, des marchands ambulants avec charrettes à bras ou cheval qui vadrouillent en s’égosillant dans des mégaphones, des paniers de courses qui vont et viennent suspendus aux fenêtres (il suffit de siffler le vendeur et de mettre la monnaie dans le panier), des chiens et chats errants qui vagabondent, …

La fonction initiale des trottoirs défoncés déjà mal conçus ayant été détournée (dépotoirs, épaves, épiceries débordantes, aspersion par climatisations fuyantes, … ) ils sont impraticables; tout le monde marche sur la chaussée à ses risques et périls et traverser une voie est à la fois une science prédictive cabalistique et un art aveugle. Le métro populeux, qui compte une salle de prière dans certaines stations et réserve deux wagons aux femmes (elles coincent leur ticket -et leur portable- entre leur joue et leur voile), est un havre de presque fraîcheur, une accalmie jusqu’à la prochaine destination.

Le Caire - Vendeur ambulantLe Caire - Livreur à piedsLe Caire - Chiffonniers, collecteLe Caire _ Épave de voiture

Mais déambuler reste comme partout la meilleure façon de se frotter aux libertés, laisser-aller, sous-entendus, restrictions et indécences de la ville. Les activités informelles sont innombrables, les colporteurs légion, les mendiants silencieux, les commerces de tout acabit illimités, les étals exubérants et la cuisine de rue règne en maître (le koshari national —prononcez « coucherie » avec un accent anglais, cale pour la journée).

Aux terrasses des cafés de quartiers, les hommes collés aux chaises en plastique molles de chaleur disputent sans fin des parties de backgammon (tawla) ou de dominos endiablées en sirotant un chaï bouillant dans les vapeurs douces heureuses de chichas. Passée la minute de stupéfaction de voir une femme s’y asseoir seule et y allumer une cigarette le temps que son thé refroidisse, ils sont en général conciliants avec l’allochtone et retournent à leur partie.

Dans cette mégapole il faut littéralement se jeter à corps perdu ou battre en retraite.
Dix jours de gymkhana et une blessure par scooter plus tard, Le Caire est dans la peau comme un merveilleux tatouage.

Le Caire - Cuisine ambulanteLe Caire - Partie de dominosLe Caire - Nil au soleil couchant