Conception d’un voyage

Ça commence par rien, même pas une pensée, à peine une nébuleuse. Si « ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement »*, ce on est à mille lieues d’un quelconque début d’expression consciente d’éventuel départ. Et puis il doit y avoir une image, une histoire, une odeur, une réalité, une rencontre, un truc inopiné dans l’atmosphère qui instille mine de rien une vague envie d’aller voir ailleurs, une curiosité discrète de nouveaux horizons qui insidieusement se transforme en désir de partir. Où ?

C’est la destination qui donne alors corps à des aspirations encore sibyllines. Tout soudain il est clair qu’il faut aller quelque part qui ait une appellation, un contour, un territoire, un lieu où arriver, un endroit qui fait rêver et met en ordre de marche l’imagination et la raison. Il faut désormais cesser de fabuler pour s’orienter, écarter les dilemmes et choisir et décider, exercer sa liberté. Là-bas prend une forme embryonnaire qui peut être alimentée, dévore tout à son sujet et se développe, s’épanouit pour enfin inéluctablement ressembler à quelque chose qui ne peut plus être ignorée et enjoint d’agir.

Naissance d’un voyage

Il devient urgent que ça sorte. Au début il s’agit juste de l’exprimer alentour comme une éventualité, sans avoir l’air d’y toucher, histoire de tâter le terrain, de fortifier sa résolution, d’assumer aussi la cruauté des ceux qui partent, de se lancer, de ne plus pouvoir reculer, d’enclencher le mécanisme… jusqu’à se procurer le titre de transport qui entérinera ces dires fragiles et provisoires. Ce numéro de réservation est à la fois une preuve et une promesse, un laissez-passer, un camp de base.

A partir de là, l’attente et l’organisation se mettent en place et en branle, l’impatience égraine des jours interminables que l’agitation remplit à coup de conjectures, de songeries et de saint-frusquin, de tout ce qu’il est prévu de ne pas oublier mais dont le barda s’allégera bien. Les pensées vagabondent, la tête est pleine d’un inventaire idiot et par la même occasion de trac autant que d’excitation. C’est le moment de boucler un sac et de claquer la porte.

Vie d’un voyage

Les premiers pas sont anxieux (« est-ce que j’ai fermé le gaz »). La distance vers l’inconnu est parcourue dans un entre-deux cotonneux plein de questions prospectives (« Que peut donc de l’esprit la plus vaste étendue ? »**). La première découverte c’est qu’un voyageur est avant tout un paladin paumé. A peine sur place, il est nécessaire d’apprendre vite les rudiments de la langue et les codes locaux, substantiel de prendre conscience de soi-même et de son environnement, utile de planifier ou pas ses mouvements, impératif de relever des gageures logistiques, précieux de s’installer rapidement dans un tempo chamboulé.

Car bientôt il est évident qu’il ne sert à rien de se croire maître du temps et des événements. A chaque carrefour les alternatives semblent si nombreuses que le destin en perd son chemin et laisse sa place au hasard ou à la providence. Chaque exploration, chaque échange sont une nouvelle chance de se prendre en main, de se déterminer, de grandir, de résoudre sa dualité. Tout est occasion de renouveler son interprétation du monde. L’aventure consiste à s’habituer à éventuellement n’y rien comprendre, à lâcher prise, à se faire à l’idée que la maturité, la sagesse ou la vérité devront peut-être attendre une autre vie.

Mort d’un voyage

Les cartes postales ont fait office de faire-part et le retour tient lieu de deuil. Post errandum animal triste. Les photos, les anecdotes inoubliables, les babioles rapportées sont la mémoire intime, l’écho de ce qu’il reste d’un voyage et font vibrer les souvenirs; à leurs évocations une multitude de sentiments lui rendent hommage. Au contraire de l’errance, le voyage n’a de sens que s’il a une fin, mais c’est élégamment une matière hautement radioactive qui jouit d’une longue demie-vie, comme un volcan en sommeil. Et il n’est sans doute pas de plus belle épitaphe que de vouloir repartir.

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*Nicolas Boileau, Art poétique, Chant I,
** Voltaire – Poème sur le désastre de Lisbonne

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